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Comment on invente les hypothèses : Peirce et la théorie de l’abduction
Frédéric Roudaut, université de Caen Normandie
Y a-t-il une logique de la découverte scientifique ? Comment les chercheurs trouvent-ils leurs hypothèses et font-ils avancer nos connaissances ? C’est là un sujet qui a constamment été au cœur des préoccupations de Peirce, qui y voyait une partie de la logique injustement négligée et pourtant de première importance. Il utilisa le terme « abduction* », par distinction avec « déduction » et « induction », pour désigner le raisonnement par lequel on adopte une hypothèse, la spécificité de ce raisonnement étant sa visée explicative : l’abduction est un raisonnement gouverné par le désir d’expliquer un phénomène. à ce titre, elle ressemble beaucoup à ce que, dans l’épistémologie contemporaine, on nomme « Inférence à la meilleure explication* » (IME), l’inférence censée nous conduire du fait qu’une hypothèse explique mieux les phénomènes que ses concurrentes à la conclusion qu’elle est (probablement) vraie. L’IME est au cœur de la querelle entre « réalistes » et « antiréalistes » scientifiques. Les premiers pensent que la science repose fondamentalement sur l’IME et que celle-ci nous permet de connaître la réalité au-delà des phénomènes (par exemple les atomes, les électrons, etc.), tandis que les seconds estiment que la science, pour ne pas sombrer dans la métaphysique, ne doit se prononcer que sur les phénomènes et ne tenir les « entités théoriques », au mieux, que comme des fictions commodes ou des instruments prédictivement utiles. Les antiréalistes sont ainsi conduits à récuser l’IME en tant que mode de raisonnement et à lui dénier toute validité. La question fondamentale est de savoir s’il y a un rapport quelconque entre la valeur explicative d’une hypothèse et sa vérité.
Nous allons dans ce qui suit retracer les étapes de la réflexion de Peirce sur l’abduction, qui a souvent présenté des caractères visionnaires, et nous verrons que l’abduction se distingue nettement de l’IME, avec laquelle elle est pourtant souvent confondue, et qu’en outre les analyses de Peirce sur la logique abductive apportent des éléments précieux pour évaluer la légitimité de l’IME et éclairer la question du lien entre pouvoir explicatif et vérité. Nous verrons également combien la question de l’abduction est centrale dans le Pragmatisme*, que Peirce définissait d’ailleurs comme « la logique de l’abduction. »
Peirce et la logique
Peirce a passé une grande partie de son temps à tenter de classer les différents genres de raisonnement, examiner leurs propriétés et leurs relations mutuelles ; ce faisant, il a en permanence ouvert de nouvelles voies et anticipé sur un nombre remarquable de thèmes et de problèmes de l’épistémologie du XXe siècle. Contrairement à ses grands homologues européens comme Russell ou Frege, qui ne s’occupaient que de logique déductive et cherchaient à toute force à réduire les mathématiques à la logique (elle-même réduite à la science de la déduction), Peirce ne considérait le raisonnement mathématique et déductif que comme un type de raisonnement, et avait une conception de la logique beaucoup plus large : la science du raisonnement en général ; or, il y a bien d’autres formes de raisonnement que la déduction, et les autres formes sont peut-être plus importantes encore à étudier.
à la suite de Kant, Peirce distingue deux grands genres de raisonnements : les raisonnements nécessaires ou « explicatifs » comme disait Kant – c’est-à-dire les raisonnements déductifs, dans lesquels la conclusion est nécessairement vraie quand les prémisses le sont – et les raisonnements « ampliatifs » (induction et abduction), dont la conclusion va au-delà de l’information contenue dans les prémisses. L’induction était déjà un sujet de vif débat à l’époque de Peirce, mais il semble que l’abduction – le raisonnement par lequel on cherche à expliquer un fait ou un ensemble de faits étonnants – ait été négligée par les logiciens jusque-là, ce qui est très regrettable, quand on considère que l’abduction est le seul type de raisonnement capable de produire des idées nouvelles et donc de faire avancer la connaissance et de nous fairecomprendre rationnellement la réalité. Peirce n’a jamais cessé d’insister surce point : il n’y a que par l’abduction que notre connaissance de la réalité peut s’accroître, car l’abduction repose sur la recherche d’une explication de certains phénomènes ; expliquer les phénomènes veut généralement dire en identifier les causes, et il n’est pas rare que ces dernières soient inobservables (molécules, atomes, électrons, etc., ou encore faits historiques qui, étant passés, sont désormais impossibles à observer). L’abduction nous emporte donc typiquement au-delà des phénomènes visibles et de l’expérience sensible, à la différence de l’induction. Sans l’abduction, nous serions donc voués à ne connaître que les phénomènes, sans vraiment les comprendre. On voit qu’en négligeant le raisonnement abductif, les logiciens ont négligé le raisonnement par excellence grace auquel nos connaissances s’accroissent.
Dans une lettre de 1913, Peirce distingue deux grandes vertus que peut avoir une inférence : la sécurité et l’« uberté* » (la fécondité) (CP 8.383- 388). La sécurité mesure la fiabilité de l’inférence à conduire des prémisses vraies à une conclusion vraie, tandis que l’uberté mesure la capacité d’une inférence à produire des connaissances nouvelles. On voit aisément que, dans ce système à deux dimensions, la déduction jouit d’une sécurité maximale et d’une uberté nulle (la déduction ne peut jamais produire une connaissance vraiment nouvelle, elle se borne à expliciter ce qui est déjà contenu dans les prémisses), tandis que l’abduction est très haute en uberté, mais très faible en sécurité (il n’est jamais garanti que l’explication la plus satisfaisante soit vraie). L’induction occupe une position intermédiaire : elle est faillible, mais de plus en plus fiable à mesure qu’on élargit l’échantillon ; elle augmente aussi notre connaissance, mais pas aussi radicalement que dans l’abduction. Le tort des logiciens jusqu’ici a donc été de ne s’intéresser qu’à la sécurité et pas à l’uberté, d’où une focalisation exclusive et dommageable sur la déduction.
La théorie peircienne de l’abduction est passée par deux grandes phases. Dans la première (à partir de 1867), Peirce est fortement sous l’influence de la syllogistique aristotélicienne ; il distingue déjà les trois sortes de raisonnement – déduction, induction et « hypothèse », comme il l’appelle alors – et conçoit les deux dernières comme des inférences obtenues en réagençant les propositions du syllogisme déductif en Barbara. Mais ce cadre syllogistique s’avèrera trop étroit et inadapté pour exprimer la forme réelle de l’abduction. Son approche de celle-ci, et de la logique en général, change vers 1882. à partir de cette date, il envisage la logique comme la « méthode des méthodes », la méthode pour trouver des méthodes pour découvrir la vérité (CP 7.50, c. 1906 ; CP 7.79, 1900) – c’est-à-dire comme la méthode de la science elle-même, tout simplement. Dans ce nouveau contexte, l’abduction apparaît comme la première des trois étapes de l’enquête*, le point de départ de la recherche de la vérité. Les deux autres étapes sont la déduction et l’induction, la fonction de ces deux autres inférences étant désormais de valider ou, le cas échéant, de réfuter, le résultat de l’abduction initiale.
C’est l’histoire de cette évolution que nous allons retracer ici. Nous verrons chemin faisant comment Peirce a contribué par anticipation à certains des plus importants débats de l’épistémologie du XXe siècle et comment ses idées peuvent aider à aborder le débat autour de l’IME.
L’approche syllogistique du raisonnement
Avant d’aborder la théorie du raisonnement en général, et du raisonnement abductif en particulier, commençons par rappeler la définition que Peirce donne du raisonnement dans les Notes on Ampliative Reasoning : le raisonnement est un processus par lequel le raisonneur est conscient qu’un jugement, la conclusion, est déterminé par un ou plusieurs autres jugements, les prémisses, conformément à une certaine habitude de pensée, qu’il peut être ou n’être pas capable de formuler, mais qu’il approuve en tant que conduisant à la vraie connaissance. Par vraie connaissance il entend […] la connaissance ultime dans laquelle il espère que sa croyance se reposera ultimement, non perturbée par le doute, eu égard à l’objet particulier auquel se rapporte sa conclusion. Sans cette approbation logique, il manque au processus, bien qu’il puisse être fortement analogue à un raisonnement à d’autres égards, l’essence du raisonnement. (CP 2.773, 1900)
Le raisonnement est donc une transition d’une pensée à une autre selon une certaine habitude ; cette habitude correspond à une règle, un « principe directeur » dira aussi Peirce, et le but final de tout raisonnement est évidemment de s’approcher de la vérité ; mais, dans le contexte du pragmatisme, la vérité n’est rien d’autre que l’état de stabilisation de la croyance, la suppression du doute et de l’inconfort intellectuel. Cela étant, le rôle du logicien est d’identifier les « principes directeurs », les règles d’inférence, qui constituent nos habitudes de raisonnement, et de montrer en quoi ils sont valides. C’est chez Aristote lui-même que Peirce repère la première mention du raisonnement abductif, dans un passage qu’il jugera longtemps corrompu et mal traduit. Il s’agit des Premiers Analytiques, où Aristote distingue l’abduction (apagogè) de la déduction (synagogè ou anagogè) et de l’induction (epagogè) ainsi : « Il y a abduction quand le premier terme appartient de toute évidence au moyen, tandis qu’il est incertain que le moyen appartienne au dernier terme, cette relation étant toutefois aussi probable, ou même plus probable que la conclusion. »
Aristote donne l’exemple suivant : soit A la science, B le prédicat « peut être enseigné » et C la vertu. Il est évident que la science peut être enseignée (Tout A est B) ; il est moins sûr que la vertu soit une science (C est A). Mais si la proposition « C est A » est au moins aussi probable que la proposition « C est B » (la vertu peut s’enseigner), alors, en prenant les deux premières propositions on peut « abduire » la troisième (la rendre plus probable). En effet, si l’on pose que la vertu est une science, on a plus de chances de conclure correctement que la vertu peut s’enseigner. L’abduction nous « rapproche » donc « de la connaissance ».
Quand il fait référence à ce chapitre des Analytiques, Peirce a coutume de le considérer comme « corrompu », y compris dans l’usage du terme « abduction » traditionnellement utilisé pour traduire apagogè. Selon lui, ce qu’Aristote avait à l’esprit, c’était un syllogisme dans lequel la conclusion devient la prémisse mineure et celle-ci la conclusion.
Dans sa théorie syllogistique, Peirce conçoit l’induction et l’abduction comme des variantes du syllogisme déductif en « Barbara », c’est-à-dire ayant la structure (M est P, S est M ; donc S est P) (syllogisme de la première figure). On distingue dans le syllogisme trois propositions : une Règle (M est P), un Cas (S est M) et un Résultat (S est P). Selon Peirce, l’induction et l’abduction correspondent à deux manières de réorganiser ces trois propositions. On a une induction quand la Règle est inférée du Cas et du Résultat, comme dans :
Ces haricots viennent de ce sac
Ces haricots sont blancs
Donc tous les haricots de ce sac sont blancs
On a abduction (« Hypothèse ») quand c’est le Cas qui est inféré de la Règle et du Résultat, comme dans
Tous les haricots de ce sac sont blancs
Ces haricots sont blancs
Donc ces haricots viennent de ce sac
Bien sûr, aucune de ces deux formes de syllogisme n’est valide au sens ordinaire du terme ; toutefois ce sont bien deux types de raisonnement, puisqu’à chaque fois le sujet tire une conclusion sur la base de certaines raisons.
Quelles sont les différences entre Induction et Hypothèse ? La première cherche à identifier une règle ; elle généralise donc un échantillon de cas à une population, tandis que la seconde est animée par la recherche d’uneexplication : elle veut expliquer le Résultat (pourquoi ces haricots sont-ils blancs ? Probablement parce qu’ils viennent tous de ce sac). D’autre part, bien qu’on ait affaire à deux raisonnements ampliatifs, l’ampliation n’est pas de même nature dans les deux cas : l’Induction, comme dit Peirce, nous fait passer des faits d’un certain type (« ces haricots sont blancs ») à d’autres faits du même type (« tous les haricots sont blancs ») ; on a affaire à ce qu’on peut appeler une extrapolation horizontale . L’Hypothèse, elle, nous fait passer de faits d’un certain type à des faits d’un autre type (on passe de « ces haricotssont blancs » à « ces haricots viennent de ce sac ») (W3, 336, 1878 ). Quand par exemple le chimiste passe de certains faits observables à l’idée que la matière est composée d’atomes, il y a clairement changement de niveau de langage. L’idée atomique est introduite parce qu’elle permet d’expliquer les faits, mais elle relève d’un autre type de faits, très différents de ceux qu’on peut observer. On peut donc parler ici d’extrapolation verticale. C’est ce que signifie l’affirmation selon laquelle l’Hypothèse « crée des idées nouvelles ».
Peirce dit aussi que l’Induction « classifie » alors que l’Hypothèse « explique ». Les deux inférences obéissent donc à des motivations entièrement différentes qui justifient qu’on les distingue soigneusement : quand on infère une hypothèse, c’est parce qu’elle semble capable d’expliquer les prémisses ; sa vertu explicative est précisément la raison pour laquelle on l’adopte, comme dit Peirce, l’hypothèse « est adoptée pour une raison, bonne ou mauvaise, et cette raison, en étant considérée comme telle, confère à l’hypothèse quelque plausibilité. » (CP 2.511n, 1894)
Toutefois, Peirce finira par abandonner cette approche de l’abduction, sans doute parce qu’elle s’avère inapte à rendre compte des différences censées être profondes entre l’induction et l’hypothèse. En effet, si l’Induction (I) et l’Hypothèse (H) ne sont que des réarrangements des mêmes propositions, peuvent-elles être des inférences aussi profondément différentes que le prétend Peirce ? On a vu deux différences putatives entre elles : (H) a une visée explicative, contrairement à (I) ; (H) est créatrice d’idées nouvelles, contrairement à (I). Pourtant ces deux affirmations sont douteuses.
D’abord, il ne semble pas tout à fait juste de dire que seule (H) a une finalité explicative, et pas (I) : lorsqu’on fait une induction, la règle qu’on tire par généralisation semble bien avoir une fonction explicative. Il est généralement admis que les énoncés nomologiques, du type « C’est une loi que tous les corbeaux sont noirs », ont une force explicative. Peirce reconnaissait d’ailleurs lui-même ce point : dès 1878 (W3, 328 ), il note que, lorsqu’on fait une induction, c’est entre autre parce qu’elle explique la distribution des caractères mieux que ne le ferait une autre règle. Il était de plus contraint de l’admettre en vertu de sa conception de l’explication elle-même : devançant la célèbre théorie de Hempel , Peirce définit l’explication en termes déductifs-nomologiques : un phénomène est expliqué dès lors qu’il se déduit d’une règle générale et de conditions initiales (selon un syllogisme en Barbara, donc) . Si d’autre part on définit, comme Peirce, l’explication comme un raisonnement qui « élimine la surprise », l’inférence de la loi à ses instances particulières compte bien comme un genre d’explication.
D’autre part, comment est-il possible que (H) soit créatrice d’idées nouvelles, si elle est de nature syllogistique ? Pour qu’une inférence crée des idées neuves, il faudrait que la conclusion fasse apparaître un prédicat qui ne soit pas déjà apparu dans les prémisses ; mais dans un syllogisme, cela ne peut jamais arriver, comme on le voit aisément dans les cas de la déduction et de l’induction. Or, si (H) n’est qu’une autre figure du même syllogisme, on voit mal comment elle pourrait créer du neuf sur le plan lexical ou conceptuel. Aucune idée nouvelle ne saurait être créée simplement en recombinant les termes. Comment alors soutenir que l’Hypothèse peut nous faire passer à des « faits d’un autre type » ? Si l’on regarde encore l’exemple d’Hypothèse donné plus haut, le problème est flagrant : les prémisses concernent des haricots, un sac et la blancheur, et la conclusion concerne encore des haricots et un sac (comme il se doit). Où donc est la « nouveauté » ? On voit très mal comment, avec une approche syllogistique, on pourrait aboutir à une conclusion vraiment nouvelle du genre « Donc, il y a des atomes » !
à vrai dire, Peirce finira par reconnaître que sa théorie syllogistique était inadéquate et écrasait encore trop l’abduction sur l’induction. Comme il le dira en 1910, il confondait encore trop l’abduction avec l’induction (CP 8.227), et traitait la première comme une « induction sur les qualités » (W8, 151, 1892), c’est-à-dire comme un raisonnement par lequel on infère que S est probablement un M à partir du fait qu’il possède la plupart des qualités typiques des M, comme dans « Napoléon avait telles et telles qualités ; tout grand général a ces qualités. Donc Napoléon était un grand général. »
Mais si ce genre de raisonnement peut nous aider à comprendre comment nous concluons qu’un oiseau est un corbeau à partir de l’observation de ses diverses qualités, on ne voit résolument pas comment il pourrait nous élever à des faits complètement nouveaux comme l’existence des atomes.Ces inconvénients expliquent sans doute pourquoi Peirce dépassera cette conception syllogistique.
La théorie de l’abduction
La forme logique de l’abduction
à partir de 1882, dans l’Introductory Lecture to the Study of Logic (W4, 378), Peirce va défendre sa conception de la logique comme la « méthode des méthodes » et la « méthode de la science ». Son vocabulaire va évoluer, et l’Hypothèse va être rebaptisée successivement « présomption », « rétroduction* » et finalement « abduction » au début du XXe siècle.
C’est dans la septième Conférence sur le Pragmatisme (OP 1, p. 425 = CP 5.189, 1903) qu’on trouve la formulation définitive de l’abduction peircienne :
Longtemps avant que j’eusse classé l’abduction comme une inférence pour la première fois, il était déjà reconnu par les logiciens que l’opération consistant à adopter une hypothèse explicative – qui est précisément ce qu’est l’abduction – était sujette à certaines conditions, à savoir que l’hypothèse ne peut être admise, même comme simple hypothèse, à moins qu’on suppose qu’elle pourrait rendre compte des faits ou de certains d’entre eux. La forme d’inférence est par conséquent celle-ci :
Le fait surprenant C est observé ;
Or si A était vrai, C serait ordinaire
Donc, il y a une raison de suspecter que A est vrai
Ainsi, A ne peut pas être abductivement inférée, ou, si vous préférez, être abductivement conjecturée, à moins que la totalité de son contenu ne soit déjà présent dans la prémisse « Si A était vrai, C serait ordinaire ».
On voit, par cette dernière remarque, que Peirce s’est bien rendu compte qu’aucune hypothèse ne saurait être « inférée » si elle n’apparaît déjà pour commencer dans les prémisses. Par conséquent la question que nous soulevions tout à l’heure va se poser à nouveau : en quel sens l’abduction crée-t-elle des idées nouvelles (puisque c’est là une thèse à laquelle Peirce n’a jamais renoncé) ? Ce n’est pas lorsqu’on tire l’inférence que l’hypothèse est créée, c’est quand on l’exprime dans la prémisse majeure : avant d’inférer l’hypothèse, il faut bien l’avoir conçue, inventée, imaginée. C’est cet acte d’invention qui crée une idée neuve. Il faut donc conclure que ce que Peirce appelle « abduction » n’est pas seulement l’inférence par laquelle on conclut que « l’hypothèse A est peut-être vraie », mais aussi l’acte (antérieur ?) par lequel l’esprit forge cette hypothèse en premier lieu. L’abduction est donc quelque chose de plus complexe qu’il n’y paraît, et on pourra se demander en particulier si cet acte de création de l’hypothèse relève lui aussi d’un « raisonnement ».
Si l’on compare cette nouvelle formulation de l’abduction à l’ancienne formulation syllogistique, la première différence frappante est qu’elle contient une prémisse explicitement conditionnelle : « Si A était vraie, C serait un fait ordinaire ». Cette prémisse exprime le lien explicatif entre A et C, et il n’y a abduction que lorsque A est inférée en raison de ce lien. Par contraste, dans la version syllogistique antérieure, cette connexion explicative était absente. En mettant en évidence ce lien explicatif, la nouvelle formulation distingue plus nettement l’abduction de l’induction et fait ressortir aussi la visée causale de l’abduction.
Maintenant que nous connaissons la forme correcte du raisonnement abductif, nous pouvons aborder la question de savoir à quelles règles il obéit et de quelle sorte de validité il jouit. Comme nous l’avons signalé plus haut, l’abduction, si elle est forte en « uberté », semble faible en « sécurité » : c’est un raisonnement dont la fiabilité ne saute pas aux yeux. De fait, l’une des taches de la théorie peircienne de la connaissance a toujours consisté à trouver la justification de l’abduction.
Le problème de la justification de l’abduction
Peirce a toujours été très lucide sur le fait que, lorsqu’on « abduit » une hypothèse, on procède à une inférence excessivement risquée : le fait qu’une hypothèse A explique de façon satisfaisante les faits C est-il une raison de croire que A est vraie ? Quel rapport en général doit-il y avoir entre la force explicative d’une hypothèse et sa vérité (ou sa probabilité) ? Nous savons très bien qu’une explication apparemment excellente peut être complètement fausse, et que, pour un ensemble quelconque de faits à expliquer, il peut exister un nombre indéfini d’explications imaginables, des plus simples et naturelles aux plus farfelues. C’est le problème bien connu de la sous-détermination des théories par l’expérience. Or, si plusieurs, voire une infinité, d’hypothèses concurrentes sont compatibles avec les mêmes faits, comment justifier l’inférence à telle hypothèse plutôt que n’importe quelle autre ? Peirce a souvent dit que ce qui justifiait l’abduction (mais aussi l’induction), c’est qu’elle peut être convertie en un syllogisme explicatif déductif : « Si A était vrai, C se produirait ; or A est vraie ; donc C se produit ». Autrement dit, l’abduction serait justifiée par le fait qu’à partir de l’hypothèse, on peut déduire les faitsobservés. Mais cela ne saurait être suffisant, puisque, par définition, la même chose sera valable pour l’infinité des hypothèses concurrentes, puisque la possibilité d’un tel syllogisme est précisément ce qui fait qu’une hypothèse est une explication potentielle. Il ne saurait donc y avoir d’inférence directe possible de « A explique C » à « A est vraie ». Dans ces conditions, comment une « inférence à la meilleure explication » est-elle possible ?
Si l’on ajoute à cela la remarque de Peirce (CP 2.781, 1900) selon laquelle la force d’une abduction dépend de son pouvoir éliminatif, c’est-à-dire du nombre d’hypothèses concurrentes qu’elle permet d’éliminer, la perspective devient vraiment très sombre pour l’abduction : rares sont les circonstances où le chercheur peut prétendre avoir disqualifié toutes les explications possibles sauf une !
Il est intéressant de noter ici que cette faiblesse de l’abduction est au cœur d’un des arguments majeurs contre le réalisme scientifique : l’argument « du mauvais lot » de van Fraassen. Pour que l’IME nous donne une chance de découvrir une vérité, il faut d’abord que la vérité soit quelque part parmiles hypothèses que nous envisageons ; mais ces hypothèses sont rarement plus qu’une poignée : trois, quatre, dix peut-être. Il se peut que parmi ces quelques hypothèses, l’une soit nettement supérieure aux autres en tant qu’explication, mais en inférer qu’elle est probablement vraie serait un pas totalement irrationnel, puisqu’il y a toujours infiniment plus de chances pour que la bonne hypothèse se trouve depuis le début dans l’immense ensemble d’explications auxquelles personne n’a pensé. Les exemples ne manquent pas en histoire des sciences : lorsque Le Verrier démontra l’existence de Neptune pour expliquer les anomalies de la trajectoire d’Uranus, ce fut par une inférence à la meilleure explication : la théorie newtonienne étant supposée bonne, la meilleure explication de l’anomalie devait être la présence d’un astre suffisamment massif pour perturber Uranus ; les équations de Newton permettaient, avec beaucoup de travail, de calculer la masse et l’emplacement de cet astre hypothétique, et il ne restait plus qu’à l’observer pour confirmer définitivement l’hypothèse, ce qui fut fait. Mais quand, s’appuyant sur ce beau succès, Le Verrier entreprit d’expliquer le décalage du périhélie de Mercure en postulant l’existence de Vulcain, selon le même raisonnement qu’il avait employé pour découvrir Neptune, il fit fausse route : la planète Vulcain n’était tout simplement pas là pour être découverte ! Le Verrier ou ses contemporains auraient-ils pu trouver la bonne explication de l’anomalie de Mercure ? Certainement pas, puisque celle-ci supposait la théorie de la Relativité Générale, qu’aucun physicien n’aurait été en mesure d’imaginer au milieu du dix-neuvième siècle. Les physiciens de l’époque étaient donc condamnés à chercher parmi des hypothèses plus ou moins bonnes dans un mauvais lot, car pour trouver la bonne, il fallait littéralement changer de paradigme cosmologique.
Il faut porter au crédit de Peirce de n’avoir jamais sous-estimé ce défaut de l’abduction :
L’hypothèse à laquelle elle conclut problématiquement est fréquemment complètement fausse elle-même, et même la méthode peut ne jamais conduire à la vérité, car il se peut que les propriétés des phénomènes qu’elle cherche à expliquer n’aient aucune explication rationnelle. Sa seule justification est que sa méthode est la seule manière dont on peut espérer atteindre une explication rationnelle. (CP 2.777, 1900)
Or, une conséquence importante de cela est que l’abduction n’est pas une inférence destinée à déboucher sur une croyance, mais sur une pure conjecture :
En règle générale, l’hypothèse est une espèce faible d’argument ; souvent, elle incline notre jugement si légèrement vers sa conclusion que nous ne pouvons pas dire que nous croyons que celle-ci soit vraie ; nous conjecturons seulement qu’elle l’est. (W3, 326, 1878 )
Faire une abduction, c’est, dit Peirce, « adopter » une hypothèse en vertu de son pouvoir explicatif ; mais « adopter » ne signifie pas « croire » (tenir pour vrai). Croire une hypothèse simplement parce qu’elle « fonctionne », ou même la tenir pour probable, serait une faute logique, pour la simple raison que, au vu du nombre potentiellement immense d’hypothèses alternatives concevables, nous avons toujours infiniment plus de chances de nous tromper que d’avoir raison quand on abduit une hypothèse. Cela étant, Peirce a toujours insisté sur le fait que l’abduction était (1) un raisonnement et (2) un raisonnement ayant une justification, donc une forme de validité. Mais, au vu de son grave manque de fiabilité, en quoi celle-ci peut-elle consister ?
Dans le passage cité plus haut, nous lisons que « sa seule justification est que sa méthode est la seule par laquelle on puisse espérer atteindre une connaissance rationnelle. » Autrement dit, l’abduction serait justifiée par le seul fait que, si l’on veut comprendre le réel, on n’a pas le choix : il faut se risquer à faire des abductions ! Cela paraît tout de même une très maigre « justification » de l’inférence abductive. Les choses ne sont pas désespérées cependant ; l’abduction possède bien une justification logique, mais assez spéciale, car ce n’est pas en elle-même qu’elle est justifiée (par sa forme ou sa nature), mais par ses relations avec les deux autres types d’inférence, la déduction et l’induction. C’est donc de l’extérieur, pour ainsi dire, que l’abduction va trouver sa justification. Pour comprendre cela, il faut commencer par avoir à l’esprit la conception de la validité qui est celle de Peirce, dans les Notes on Ampliative Reasoning :
VALIDITé : la possession par une argumentation ou une inférence de la sorte d’efficacité à conduire à la vérité qu’elle professe avoir ; elle est aussi dite « valide ». Tout argument ou inférence professe se conformer à une méthode générale de raisonnement, méthode qu’on tient pour avoir une vertu ou une autre à produire la vérité. Pour être valide l’argument ou l’inférence doit réellement poursuivre la méthode qu’il professe poursuivre et, qui plus est, cette méthode doit avoir le genre de vertu à produire la vérité qu’elle est supposée avoir. […] On ne doit pas confondre la validité avec la force, car un argument peut être parfaitement valide et pourtant excessivement faible. (CP 2.779, 1900)
Autrement dit : chaque raisonnement prétend avoir une certaine sorte d’efficacité à conduire à la vérité ; il est « valide » dès lors qu’il a effectivement la tendance qu’il prétend avoir à conduire à la vérité. Le raisonnement déductif, par exemple, prétend naturellement conduire infailliblement du vrai au vrai ; et c’est effectivement ce qu’il fait. Voilà en quoi consiste la validité de chaque déduction. L’induction, de son côté, ne prétend pas conduire infailliblement à des conclusions vraies : chaque induction reconnaît tacitement son risque d’erreur, puisqu’une induction dépend toujours de l’ignorance d’une quantité indéfinie d’informations (tous les cas non encore examinés). Cependant, l’induction en général est un mode de raisonnement valide, car, pour Peirce, il est auto-correcteur : plus on le répète (plus on élargit l’échantillon qui sert de base inductive), plus la conclusion doit converger vers la vérité – du moins si la population « totale » sur laquelle on échantillonne est finie. Une induction est donc d’autant plus forte que l’échantillon est plus grand, le cas limite étant celui où toute la population a été échantillonnée, cas dans lequel l’induction prend une forme dégénérée et atteint la certitude. Autrement dit, l’induction est valide parce qu’on peut démontrer déductivement (par une déduction statistique) qu’elle est auto-correctrice. La validité de l’induction est donc suspendue à celle de la déduction. En bref, la validité d’un type d’inférence dépend de la question de savoir si le raisonnement possède autant (ou aussi peu) de force qu’il prétend en avoir. Mais l’abduction, justement, ne prétend avoir aucune force en vérité. En ce sens, elle semble trivialement valide, puisqu’elle n’a pas de force et ne prétend pas en avoir. Difficile à ce point d’être très satisfait d’une telle « justification » de l’abduction !
Notre embarras s’accroît lorsque nous lisons ceci : « Il faut se rappeler que l’abduction, bien qu’elle soit très peu entravée par les règles logiques, est néanmoins une inférence logique, n’assertant sa conclusion que problématiquement ou conjecturalement, c’est vrai, mais ayant néanmoins une forme logique parfaitement définie. » (OP 1, p. 424 = CP 5.188, 1903) Drôle de raisonnement décidément que cette abduction ! Elle a certes une « forme logique parfaitement définie », nous l’avons rencontrée plus haut, mais en quoi est-ce une « inférence logique » si elle est « très peu entravée par les règles logiques » ? En disant cela, Peirce veut clairement dire que l’abduction n’est soumise à pratiquement aucune contrainte – par exemple, rien n’interdit d’abduire une hypothèse totalement fantasmagorique si celle-ci a le moindre pouvoir explicatif vis-à-vis des phénomènes.
En fait, l’abduction n’obéit qu’à deux exigences : on peut adopter n’importe quelle hypothèse, à condition :
qu’elle soit capable d’expliquer les faits (c’est-à-dire que les faits puissent se déduire d’elle, fût-ce sur le mode probable) mais aussi qu’elle soit testable, vérifiable expérimentalement.
Ce second point dérive du pragmatisme. Le pragmatisme affirme qu’il ne peut y avoir aucune distinction logique entre deux idées qui ont exactement les mêmes implications pratiques, les mêmes effets dans la conduite et l’expérience future (voir CP 5.196, 1903). Si une idée n’a aucun effet potentiel de ce genre, c’est une idée purement métaphysique qui ne signifie rien (on peut discerner ici une anticipation du réductionnisme du Cercle de Vienne). Conséquence : une hypothèse n’est envisageable, admissible, que si sa vérité, son acceptation, conduit à une différence pratique – par exemple, au fait qu’on s’attend à observer ceci ou cela. Il s’ensuit que sont inadmissibles les hypothèses qui ne peuvent pas avoir d’impact sur nos attentes, n’ont pas de conséquences observables.
Comme on le voit, très peu de contraintes « logiques » en effet pèsent sur l’abduction. La première contrainte est à vrai dire triviale. La seconde est plus substantielle cependant : certes, elle ne limite peut-être pas drastiquement l’ensemble des hypothèses méritant d’être envisagées, mais on verra qu’elle induit des considérations « économiques » sur la sélection et le classement des hypothèses selon un « ordre de préférence ».
Ainsi, en elle-même, l’abduction ne jouit d’aucune légitimité logique propre : elle n’a, par elle-même, aucune tendance intrinsèque à nous conduire à des vérités. Ce qui la justifie, ce sont donc les deux choses suivantes : (1) c’est la seule espèce d’inférence capable de nous faire comprendre le réel, et (2) elle engendre des hypothèses qui peuvent, dans un second temps, être testées, mises à l’épreuve. L’abduction ne tire donc sa légitimité que de son articulation avec la déduction et l’induction, qui vont se retrouver subordonnées à elle dans la théorie peircienne de l’enquête telle qu’elle s’élabore à partir des années 1880.
Peirce conçoit l’enquête comme un processus en trois étapes, qu’il décrit ainsi en 1908 dans A Neglected Argument for the Reality of God :
La série entière des opérations mentales ayant lieu entre la prise de conscience du phénomène étonnant et l’acceptation de l’hypothèse, […] la recherche de circonstances pertinentes et leur appréhension, parfois sans qu’on s’en aperçoive, leur examen attentif, […] l’irruption de la conjecture surprenante, la découverte du fait qu’elle s’adapte en douceur à l’anomalie tandis qu’on la fait aller et venir telle une clé dans une serrure, et l’estimation finale de sa plausibilité, voilà ce que je considère comme la première étape de l’enquête. J’ai baptisé rétroduction sa forme caractéristique en tant que raisonnement, c’est-à-dire raisonnement du conséquent à l’antécédent. […]
La rétroduction n’apporte aucune sécurité. L’hypothèse doit être testée plus avant. Cette mise à l’épreuve, pour être logiquement valide, doit honnêtement commencer, non pas comme la rétroduction, par l’examen des phénomènes, mais par l’examen de l’hypothèse et un ensemble de toutes sortes de conséquences expérimentales conditionnelles qui s’ensuivraient de sa vérité. Cela constitue la deuxième étape de l’enquête. En ce qui concerne la forme caractéristique de ce raisonnement, notre langage a fort heureusement admis depuis deux siècles le nom de déduction. (CP 6.469-472, 1908)
Et cette troisième étape est gouvernée par l’induction. On voit que les idées de Peirce ont évolué aussi au sujet de cette dernière. Initialement conçue comme l’extrapolation d’un échantillon à une population, elle est désormais présentée comme un outil de confirmation pour une hypothèse préalablement formulée ; sa fonction n’est plus de découvrir des règles, des généralités, mais d’évaluer le degré de confirmation d’une hypothèse. L’induction est désormais subordonnée à l’abduction. Comme le dit Peirce :
La seule procédure légitime pour l’induction, dont le rôle consiste à tester une hypothèse recommandée par la procédure rétroductive, est de recevoir ses suggestions d’abord de l’hypothèse, de prendre les prédictions expérimentales qu’elle fait conditionnellement, puis de tenter l’expérience pour voir si elle tourne de la façon qui était virtuellement prédite dans l’hypothèse où elle le serait. […] Maintenant quand nous arrivons à l’étape inductive de l’enquête, ce que nous voulons c’est trouver à quel point notre hypothèse se rapproche de la vérité, c’est-à-dire, quelle proportion de ses anticipations seront vérifiées. (CP 2.755, c. 1908)
Autrement dit, lorsqu’une hypothèse produit des prédictions qui sont brillamment vérifiées par l’expérience ultérieure, nous avons de bonnes raisons de croire que les futures mises à l’épreuve ne les démentiront pas, et que les prédictions non encore testées seront vérifiées elles aussi. Il vaut la peine de noter à ce propos que, en vertu de la maxime pragmatiste* (et dans une nouvelle préfiguration de l’empirisme logique à venir), Peirce assimile l’hypothèse à la totalité de ses conséquences observables : puisque le contenu logique d’une proposition équivaut à ses effets observables possibles (maxime pragmatiste), il s’ensuit qu’une hypothèse est vraie si et seulement si l’intégralité de ses implications empiriques sont vraies
à ce titre, même l’hypothèse atomique est donc « vérifiable » en principe car chaque confirmation expérimentale d’une hypothèse constitue un début de vérification de celle-ci. Contrairement à ce qu’on trouvera chez Popper, Peirce n’a donc aucun scrupule à dire qu’une hypothèse est « vérifiable », et pas seulement « falsifiable ». Certes, aucune hypothèse scientifique n’est jamais totalement vérifiée, puisqu’on n’effectuera jamais la totalité des observations et des expériences possibles, qui sont en nombre infini. D’où l’importance de l’induction, qui nous apporte une vérification de substitution (bien sûr toujours défaisable, faillible).
On peut souligner à présent une différence importante entre l’abduction et l’IME : comme nous venons de le voir, l’abduction n’est pas censée déboucher sur une croyance, mais sur l’« adoption » d’une hypothèse ; par contraste, les partisans de l’IME défendent l’idée que les considérations explicatives (abductives) sont « un guide vers la vérité », autrement dit, ils pensent que le fait qu’une hypothèse ait un certain pouvoir explicatif lui confère une certaine probabilité et justifie donc qu’on la croie plus ou moins. Rien de tel chez Peirce, qui a toujours insisté sur le fait que la conclusion d’une abduction était purement conjecturale et ne devait pas engendrer la croyance. La raison en est sa très haute faillibilité en tant qu’inférence. En revanche, il devient de plus en plus légitime de croire à l’hypothèse quand elle va de confirmation en confirmation quand on la met à l’épreuve : l’accumulation des succès prédictifs rend possible une induction, et l’induction engendre une habitude (on s’attend à ce que cela continue de la même façon dans le futur), et cette habitude est justement la croyance. Quant à l’abduction, son effet n’est pas de produire une croyance, mais, dit Peirce, une « émotion » (W3, 336, 1878 ) – il veut sans doute dire par là que l’hypothèse nous donne le sentiment de comprendre les faits, un genre particulier de satisfaction intellectuelle. L’important est que Peirce a constamment insisté sur la nécessité de distinguer ce sentiment de compréhension de la croyance en l’hypothèse, et mis en garde contre la tentation de passer trop vite de l’un à l’autre. Par exemple, il reproche justement aux philosophes anciens (Thalès, Anaximandre, Platon) d’être tombés dans ce travers régulièrement, et d’avoir souvent cru n’importe quelle hypothèse dès lors qu’elle « semblait rendre le monde raisonnable » (CP 7.202, 1901). Il s’agit d’ailleurs de l’une des « méthodes pour fixer la croyance » qu’il fustige dans son essai « Comment se fixe la croyance ? » (OP 1, p. 215-235 = W3, 242-256, 338-354, 1877), et on y reconnaît aisément la méthode de prédilection des métaphysiciens, qui vont accorder leur crédit à toutes sortes de théories parce qu’elles leur semblent « agréables à la raison ». Mais il n’y a aucun passage automatique reliant la valeur explicative à la vérité, à tel point qu’on ne peut même pas considérer l’abduction comme conférant une « probabilité » à sa conclusion. Dans le langage de Peirce, l’hypothèse, à ce stade, est tout au plus « plausible », mais non « probable ».
Comment fonctionne l’abduction ?
Regardons à présent comment, selon Peirce, fonctionne l’abduction :comment les chercheurs trouvent-ils leurs hypothèses ? Qu’est-ce qui les détermine à adopter celle-ci ou celle-là ? Puisque, pour tout phénomène à expliquer, il peut y avoir un nombre indéfini d’explications différentes imaginables, le chercheur sera naturellement porté à considérer en priorité les hypothèses les plus raisonnables (Notes on Ampliative Reasoning, CP 2.776, 1900). Mais qu’est-ce qui rend une hypothèse raisonnable et digne de considération ? La réponse évidente est que ce sont nos croyances et nos connaissances d’arrière-plan. En effet, toute recherche se fait sur un arrière-plan de connaissances préalables ou de théories tenues pour vraies à l’avance. Lorsqu’une hypothèse destinée à expliquer de nouveaux faits s’accorde bien avec ce que nous croyons déjà savoir par ailleurs, elle nous paraîtra naturellement vraisemblable et crédible. Ainsi, ce qui rend une hypothèseprobable (likely), c’est l’ensemble de toutes nos connaissances d’arrière-plan ou toutes nos idées préconçues au sujet du réel.
Malgré cela, Peirce insiste régulièrement sur le fait que, dans l’abduction,il ne faut pas se fier à ses connaissances d’arrière-plan, c’est-à-dire à la « probabilité a priori » des hypothèses. Il écrit ainsi dans les Lessons from the History of Science :
Car après tout, qu’est-ce qu’une hypothèse probable ? C’est une hypothèse qui colle avec nos idées préconçues. Mais celles-ci peuvent être erronées. Leur erreur est justement ce que le scientifique essaie de surmonter plus particulièrement. (CP 1.20-21, 1903 ; voir aussi OP 2, p. 182-183 = CP 5.599, 1903)
Autrement dit, quand vous faites une abduction, ne vous laissez pas influencer par le fait que telle ou telle hypothèse paraît particulièrement « raisonnable » à la lumière de vos connaissances préalables. Ces connaissances préalables vous feront attribuer à cette hypothèse une probabilité assez haute, mais, dit Peirce, ce sera très souvent une grave erreur, car en procédant ainsi vous passerez souvent à côté d’autres hypothèses, peut-être plus étranges et audacieuses, mais vraies.
En fait, ce à quoi on assiste ici, c’est au rejet par Peirce de la logique inductive bayésienne, qui s’appuie sur la « règle de Bayes », un théorème du calcul des probabilités, pour montrer comment les données de l’expérience modifient la probabilité de nos hypothèses (et fournit donc une « logique » pour l’induction et l’abduction). Peirce reproche au bayésianisme* d’entretenir la confusion sur le concept de probabilité (en confondant la probabilité au sens propre, c’est-à-dire statistique, et la vérisimilitude ou crédibilité), d’utiliser des principes de raisonnement irrationnels (tel le principe de raison insuffisante de Laplace, censé justifier les attributions de probabilités en situation d’ignorance totale) et, par-dessus le marché, d’entraver les progrès de la recherche en encourageant le conservatisme intellectuel. Si en effet vous fixez systématiquement vos « probabilités a priori » en fonction du degré auquel vos hypothèses s’accordent à vos croyances préalables, alors vous conférerez à chaque fois une prime probabiliste aux hypothèses qui s’accordent avec votre paradigme ou à vos préjugés, ce qui reviendra à disqualifier automatiquement, et peut-être à tort, les hypothèses plus bizarres mais plus novatrices. En accord avec ce que dira Popper plus tard, Peirce a conscience que ce qui intéresse la science, ce ne sont pas les « hypothèses les plus probables », mais les hypothèses les plus informatives. Or, une hypothèse est d’autant plus informative qu’elle a plus de chances d’être fausse (ou qu’elle est plus invraisemblable à première vue). C’est justement lorsqu’ils suivent la logique bayésienne que les savants empêchent leur discipline de faire ses plus grands progrès : c’est ce qui explique le temps qu’il a fallu pour prendre au sérieux l’héliocentrisme, c’est aussi ce qui a fait passer Einstein pour un hurluberlu quand il a présenté sa théorie de la Relativité restreinte, et c’est encore ce qui a empêché ce même Einstein, toute sa vie, d’accepter la théorie quantique telle qu’elle était.
Ajoutons que, lorsque vous vous appuyez trop sur vos connaissances préalables pour évaluer des hypothèses, votre attitude n’est pas rigoureusement « scientifique » aux yeux de Peirce : se fier aveuglément à son « paradigme », c’est figer dans le marbre les acquis scientifiques antérieurs et devenir dogmatique, en oubliant qu’en science, rien n’est jamais définitivement acquis et qu’un bon savant est quelqu’un qui doit être prêt à tout instant à remettre en jeu la totalité de ses convictions.
Tout cela explique pourquoi Peirce pensait que l’abduction, finalement, n’obéit à aucune règle, en dehors des deux conditions très générales exposées plus haut (l’hypothèse doit avoir une valeur explicative et doit être testable) : si une hypothèse testable a une vertu explicative, alors elle mérite a priori d’être prise en considération, quand bien même elle paraîtrait passablement farfelue à première vue.
L’instinct abductif
Nous en sommes au point suivant : nous voulons comprendre comment les chercheurs trouvent leurs hypothèses ; nous venons de voir qu’ils étaient souvent influencés dans ce processus par leurs connaissances d’arrière-plan, mais qu’en même temps cette façon de s’appuyer sur les acquis antérieurs était une grande source d’erreur et de retard dans le progrès scientifique. Ce qui doit être expliqué, c’est aussi comment des savants parviennent à découvrir des hypothèses initialement invraisemblables ou stupéfiantes : le principe d’inertie chez Galilée, l’hypothèse atomique chez Dalton, le quantum d’action chez Planck, la relativité de l’espace et du temps chez Einstein, etc. Autant d’idées vraiment nouvelles, qui, à leur apparition, ne s’intégraient pas du tout à l’état des connaissances d’alors.
Peirce met en évidence un curieux paradoxe. D’un côté, l’abduction est extrêmement faillible : en général, les abductions se trompent beaucoup plus souvent qu’elles ne réussissent (même quand on finit par trouver la bonne explication, c’est généralement après plusieurs abductions ratées) ; et pourtant, si l’on en juge par induction à partir de l’histoire des sciences (qui n’est pas si longue), on constate que l’homme a réussi un nombre anormalement élevé d’abductions. En fait, il semble y avoir ici deux inductions qui vont en sens contraire.
D’un côté, une induction pessimiste qui consiste à remarquer que l’histoire des sciences est une longue suite d’explications et de théories adoptées pour être abandonnées un peu plus tard car réfutées. Ce constat pourrait nous conduire à conclure que nos meilleures théories scientifiques actuelles sont elles aussi très probablement fausses. C’est l’un des arguments-massue de l’antiréalisme contemporain.
D’un autre côté, une induction optimiste : l’étude de cette même histoire des sciences, du moins depuis Copernic, nous frappe par l’accumulation de découvertes justes (à en juger par leur « valeur de survie ») : à chaqueépoque, des choses ont été découvertes qui n’ont jamais été remises en question ultérieurement (le système de Copernic, les lois de Galilée, les lois de la mécanique, de la thermodynamique, etc.). Quels que soient les bouleversements que connaît la science, certaines choses sont préservées aux époques ultérieures et considérées comme « vraies » une fois pour toutes. Or, la valeur de survie de tous ces éléments témoigne du génie abductif de leurs auteurs. Autrement dit, la fréquence relative avec laquelle l’homme fait les bonnes abductions est anormalement élevée, compte tenu de la faillibilité intrinsèque de cette sorte d’inférence. Et comme ces abductions brillantes sont souvent en porte-à-faux avec les connaissances dominantes à l’époque, on ne peut pas les expliquer de manière bayésienne.
Il y a là un « fait surprenant » appelant une explication ! Comment expliquer que les hommes aient su produire si régulièrement les bonnes conjectures (à en juger bien sûr par leur confirmation inductive ultérieure) ? La seule explication est l’existence d’un « instinct », d’un « insight » remarquable, un don pour « deviner juste » :
Quelle que soit la manière dont l’homme a acquis cette faculté de deviner les voies de la nature, cela n’a certainement pas été par une logique critique et contrôlée (self-controlled). Même à présent nous ne pouvons donner aucune raison exacte de ses meilleures conjectures (guesses). Il me semble que le jugement le plus clair qu’on puisse faire de la situation logique […] est de dire que l’homme a une certaine perspicacité (Insight), pas assez forte pour être plus souvent juste que fausse, mais suffisamment forte pour ne pas être outrageusement plus souvent fausse que juste, dans les Tiercéités*, les éléments généraux de la nature. […] Cette faculté est en même temps de la nature générale de l’instinct, ressemblant à l’instinct des animaux par sa capacité à surpasser jusqu’à présent les pouvoirs généraux de notre raison et à nous diriger comme si nous étions en possession de faits qui sont au-delà de la portée de nos sens. Elle ressemble aussi à l’instinct dans sa petite tendance à l’erreur, car bien qu’elle ait plus souvent tort que raison, pourtant la fréquence relative avec laquelle elle tombe juste est, tout compte fait, la chose la plus merveilleuse de notre constitution. (OP 1, p. 403 = CP 5.173, 1903)
Et l’on peut lire aussi, dans les Lessons from the History of Science :
En examinant les raisonnements de ces physiciens qui ont donné à la science moderne la propulsion initiale qui lui a assuré une vie riche depuis lors, on est frappé par le grand poids (quoique pas absolument décisif) qu’ils accordaient à leurs jugements instinctifs. Galilée invoque il lume naturale aux étapes les plus critiques de son raisonnement. Kepler, Gilbert et Harvey, pour ne pas parler de Copernic, se reposent substantiellement sur un pouvoir intérieur, pas suffisant pour atteindre la vérité par lui-même, mais fournissant néanmoins un facteur essentiel aux influences transportant leur esprit vers la vérité.
Il est certain que le seul espoir pour que le raisonnement rétroductif atteigne jamais la vérité, c’est qu’il y ait quelque tendance naturelle vers un accord entre les idées qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit humain et celles qui sont concernées par les lois de la nature. (CP 1.80-81, 1898)
Voilà qui peut paraître bien spéculatif. L’abduction reposerait finalement sur un instinct, donc sur une faculté non logique (incontrôlable, involontaire). Toutefois, ce n’est pas gratuitement que Peirce avance cette hypothèse : c’est en faisant, justement, une inférence à la meilleure explication ! En effet, on constate que l’homme a produit finalement assez souvent de bonnes hypothèses ; or l’abduction en elle-même produit beaucoup plus d’erreurs que de conclusions vraies. On ne peut donc pas expliquer ses succès par le simple hasard : si les Galilée, Kepler, et autres, avaient seulement deviné « au hasard », ils n’auraient probablement trouvé aucune vérité. Ce doit donc être un instinct, une prédisposition innée à tomber sur les bonnes idées. à l’appui de cette explication, Peirce n’hésite pas à invoquer le darwinisme (voir OP 2, p. 184-185 = CP 5.603, 1903) et à spéculer sur l’idée que, si l’esprit de l’homme n’était pas largement adapté à la découverte des lois de la nature, il n’aurait pas aussi bien survécu et prospéré. On peut même trouver chez Peirce l’anticipation de la psychologie évolutionniste contemporaine, lorsqu’il souligne que la sélection naturelle a particulièrement adapté l’homme à raisonner sur les forces mécaniques (les causes physiques) et sur les états mentaux de ses congénères.
Quoi qu’il en soit du bien-fondé de cette hypothèse, on remarquera que Peirce finit par justifier l’abduction inductivement, en passant par une induction optimiste qui court-circuite l’induction pessimiste chère aux antiréalistes d’aujourd’hui. Il écrit dans On the Logic of Drawing History from Ancient Documents :
J’ai déjà souligné que c’est une hypothèse primitive sous-tendant toutes les abductions que l’esprit humain est apparenté à la vérité (akin to the truth) au sens où, après un nombre fini de conjectures (guesses) il tombera sur l’hypothèse correcte. Or l’expérience inductive supporte cette hypothèse à un degré remarquable. (CP 7.220, 1901)
Autrement dit : le taux de succès surprenant des abductions humaines depuis les débuts de l’histoire des sciences donne une bonne raison inductive de croire que l’homme a un talent naturel pour l’abduction. Ainsi, malgré la grande faillibilité de l’abduction, il est raisonnable d’avoir foi en elle, et de toute façon la recherche scientifique elle-même ne peut continuer que si les chercheurs croient en leurs pouvoirs abductifs.
Les trois visages de l’abduction
On voit donc que ce que Peirce appelle « abduction » est en réalité un ensemble d’opérations très diverses ; l’abduction désigne aussi bien l’apparition de l’hypothèse elle-même dans l’esprit du chercheur (par instinct ou intuition) que l’adoption de l’hypothèse en vertu de son rôle explicatif (c’est la partie proprement inférentielle de l’abduction).
Mais ce n’est pas tout : l’abduction inclut également l’ensemble des opérations par lesquelles le chercheur sélectionne, parmi plusieurs hypothèses initiales, celle ou celles qu’il testera en priorité. C’est en rapport avec cette troisième fonction de l’abduction que Peirce mobilise des considérations économiques.Peirce a en effet été l’un des tout premiers (après Mach) à souligner le fait que la recherche de la vérité n’était pas une entreprise gratuite : trouver des hypothèses, les mettre à l’épreuve, les départager, etc., tout cela demande du temps, des moyens financiers, de l’ingéniosité, etc. Et toutes ces contraintes économiques font partie intégrante de l’abduction, car, lorsqu’on adopte une hypothèse, il s’agit d’en adopter une qui non seulement soit testable, mais dont la mise à l’épreuve soit rentable : il faut que le coût de l’expérimentation en vaille la peine. Et pour cela, l’hypothèse devrait, de préférence, satisfaire un certain nombre de critères, que Peirce évoque dans On the Logic of Drawing History from Ancient Documents (CP 7.220-221, 1901). De manière générale, les considérations économiques tombent dans trois grandes rubriques : le coût, la valeur de la chose proposée, et son effet sur d’autres projets.
(et à éliminer si elle est fausse), si donc sa vérification est peu coûteuse, c’est une bonne raison de l’examiner en priorité, quand bien même elle n’aurait guère d’intérêt en elle-même.
La « valeur » de l’hypothèse, de son côté, concerne toutes les considérations qui portent à croire que l’hypothèse est vraie ou pourrait l’être. Sans surprise, Peirce distingue deux sortes de « marques » de la vérité : les « instinctives » et les « raisonnées ». Si une hypothèse nous semble instinctivement plausible, c’est aussi une bonne raison de lui donner une certaine priorité (étant donné la relative fiabilité de l’instinct abductif humain). à côté de ces indications instinctives, on trouve les indications raisonnées, lorsqu’une hypothèse est rendue vraisemblable par nos connaissances préalables. Et voici ce que dit Peirce à ce sujet :
Des marques instinctives, nous passons aux marques raisonnées de la vérité de l’hypothèse. Bien sûr, si nous connaissons des faits positifs quelconques qui rendent une hypothèse donnée objectivement probable, elles la recommandent pour la mise à l’épreuve inductive. Quand ce n’est pas le cas, mais que l’hypothèse nous semble vraisemblable ou invraisemblable, cette vraisemblance est un indice du fait que l’hypothèse s’accorde avec nos idées préconçues ; et puisque ces idées sont, peut-on présumer, basées sur l’expérience, il s’ensuit que, toutes choses égales par ailleurs, il y aura une certaine économie à donner à l’hypothèse une place dans l’ordre de préséance en accord avec cette indication. Mais l’expérience doit être notre carte dans la navigation économique ; or l’expérience montre que les vérisimilitudes sont des guides traîtres. Rien n’a causé plus de gachis en temps et en moyens, dans toutes sortes de recherches, que le fait d’être tellement marié à certaines vérisimilitudes qu’on en oublie tous les autres facteurs dans l’économie de la recherche*, de sorte que, à moins qu’elles soient très solidement fondées, il vaut bien mieux ignorer les vérisimilitudes, ou peu s’en faut ; et même quand elles semblent solidement fondées, il ne faut les suivre que d’un pas prudent, avec un œil sur les autres considérations et en n’oubliant pas les désastres qu’elles ont causés. (CP 7.220, 1901)
On voit très bien à nouveau ici que, pour Peirce, la vérisimilitude d’une hypothèse, relativement aux connaissances d’arrière-plan, est un critère de choix qui ne doit jamais être prioritaire : si les autres critères sont défavorables, il vaut mieux privilégier une hypothèse moins vraisemblable.
Enfin, sous la rubrique « utilité pour les autres projets », l’économie de la recherche nous conduit à favoriser les hypothèses ayant les qualités suivantes : (1) prudence (caution), (2) extension (breadth) et (3) simplicité (incomplexity). La simplicité correspond au fait que l’hypothèse soit « naturelle », c’est-à-dire facile à appréhender pour l’esprit humain ; l’extension concerne la capacité de l’hypothèse à expliquer des phénomènes divers, y compris des phénomènes qu’elle n’était pas prévue pour expliquer initialement. Quant à la « prudence », elle réfère à une règle méthodologique dans l’élaboration des hypothèses que nous ne pouvons détailler ici.
Ainsi, ce qui permet à l’homme de trouver de bonnes hypothèses sans se perdre dans l’infinité des possibles, c’est d’une part un certain « instinct » à deviner juste, mais aussi un ensemble de critères économiques essentiels : outre sa plausibilité instinctive (ou sa vérisimilitude), une hypothèse sera d’autant plus apte à nous intéresser qu’elle présentera les qualités économiques exposées à l’instant. Et c’est parce qu’il se fie en général à ces critères que l’esprit humain, au bout du compte, réussit ses abductions plus souvent que le hasard seul ne le permettrait.
Conclusion
On a pu voir que l’abduction au sens de Peirce était en fait un ensemble d’opérations, qui ne relèvent pas toutes du « raisonnement » : l’abduction fait venir à l’esprit instinctivement certaines hypothèses parce qu’elles paraissent « raisonnables ; est aussi l’inférence par laquelle on « adopte » ou décide de prendre en considération l’hypothèse ; est enfin tout le raisonnement par lequel nous arbitrons entre plusieurs hypothèses potentielles pour décider celle que nous allons privilégier, tester en premier, etc. ; raisonnement qui s’appuie à la fois sur les qualités logiques des hypothèses et sur les contraintes économiques, mais qui ne doit pas – ou pas trop – s’appuyer sur la vraisemblance initiale des hypothèses.
Maintenant, quel rapport entre l’abduction et l’« Inférence à la Meilleure Explication » ? Les auteurs contemporains assimilent souvent ces deux choses et on attribue volontiers à Peirce la paternité de l’IME ; mais on peut constater que c’est une méprise. Défendre l’IME consiste à dire que la force explicative d’une hypothèse est une sorte d’indicateur de sa vérité probable. On a pu voir que Peirce rejetait vigoureusement cette idée : une bonne hypothèse peut nous donner un intense sentiment de compréhension rationnelle, mais cela ne prouve jamais le moins du monde que l’hypothèse a quoi que ce soit de vrai. De manière générale, d’ailleurs, Peirce ne considère jamais les « raisonnements probables » comme des raisonnements aptes à conférer une probabilité à leur conclusion. Même l’induction ne le fait pas ! En fait, l’idée même qu’une proposition ait une « probabilité » n’a aucun sens dans le cadre de la conception fréquentiste* des probabilités.
Donc, l’IME n’est pas l’abduction. En fait, l’IME correspondrait plutôt àl’ultime étape de l’enquête, tandis que l’abduction correspond à sa première étape. En effet, à proprement parler, il n’y a « inférence à la meilleure explication » que lorsque (1) on a plusieurs hypothèses concurrentes, (2) ces hypothèses ont été testées et que (3) l’une d’elle s’est révélée sensiblement plus satisfaisante que les autres. Lorsque tel est le cas, il semble effectivement rationnel d’inférer cette hypothèse – au sens de la poser comme vraie (fût-ce provisoirement). Mais comme on le voit, cela n’arrive qu’à la toute fin (s’il y en a jamais une !) de l’enquête scientifique. On peut donc dire que, du point de vue peircien, l’IME (ainsi comprise) est aussi une inférence hautement valide : quand une hypothèse est, à la suite du processus d’enquête, jugée comme étant (de loin, si possible) la « meilleure explication », cela lui confère une haute vraisemblance et elle peut être (à toutes fins pratiques) considérée comme vraie (en fait, elle est appelée à devenir ce que Peirce appelle une « vérité établie »). L’important est de se rappeler que sa probabilité n’a presque aucun rapport avec sa valeur explicative, mais tout à voir avec son succès inductif.
Quant à la question du réalisme scientifique, là aussi la position de Peirce semble singulière : dans la mesure où il n’hésite pas à dire qu’une hypothèse est « vérifiable », au moins partiellement (grace à l’induction), il est du côté réaliste ; mais puisque, d’un autre côté, il défend une conception pragmatiste de la vérité, il a des affinités avec l’antiréalisme. En effet, du point de vue pragmatique, dire « Les électrons existent » revient en fait à dire « Tout se passe comme si les électrons existaient » (i.e. notre expérience se déroule constamment en conformité avec cette supposition) ; or, il est justement typique des antiréalistes de traiter ces deux propositions comme équivalentes.
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